Une oeuvre de Picasso : Ulysse et les sirènes, Musée Picasso, Antibes

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En juin 1947, le conservateur du musée d'Antibes, Romuald Dor de la Souchère, commande une œuvre à Pablo Picasso pour la salle d’honneur du Château Grimaldi. Celui-ci assemble trois plaques de fibrociment et peint à plat sur le sol du second étage du musée et réalise Ulysse et les sirènes en trois jours.

Caractéristiques
Ulysse et les sirènes, Pablo Picasso © Succession Picasso 2020 © Musée Picasso, Antibes

Ulysse et les sirènes, Pablo Picasso © Succession Picasso 2020 © Musée Picasso, Antibes

Peinture oléorésineuse et graphite sur fibrociment (3 panneaux)

Septembre 1947

360 x 250 cm

Une commande

Le 22 septembre 1947 doit avoir lieu l’inauguration des premières salles « Picasso » au musée d’Antibes. Picasso est revenu à Golfe-Juan en juin 1947 et, pour cette inauguration, le conservateur du musée, Romuald Dor de la Souchère, lui commande une œuvre pour un des murs de la salle d’honneur du Château Grimaldi. Il est exceptionnel que Picasso réponde à une commande : il le fait généreusement, ajoutant un nouveau chef-d’œuvre aux œuvres réalisées à l’automne 1946 au musée, où il les avait laissées.

 

Il rachète alors trois plaques de fibrociment, ceci nous montre qu’il avait apprécié ce support déjà utilisé à Antibes en 1946, sur lequel il peint comme alors avec de la peinture oléorésineuse industrielle de type Ripolin. Il assemble les plaques de manière à former un immense format vertical. Peignant à plat sur le sol du second étage du musée, il réalise Ulysse et les sirènes en trois jours, peu de temps avant l’inauguration, à la mi-septembre.

 

C’est la dernière œuvre qu’il réalisera au château d’Antibes. De nombreux visiteurs  y sont attirés par ses œuvres de 1946 : la tranquillité qu’il avait trouvée l’année passée pour travailler dans son atelier au second étage du musée n’existe plus. D’autre part il est occupé par une nouvelle aventure créatrice qui l’attire à Vallauris : la technique de la céramique.

Les sources

Une fois de plus Picasso s’est adressé à la mythologie, dont il ressentait l’appel plus fortement lorsqu’il séjournait à Antibes, ainsi qu’en témoigne Françoise Gilot : « Picasso en vrai Méditerranéen avait été nourri de ces récits depuis son enfance. Il les avait pleinement assimilés et c’était comme une part de son être à laquelle il avait accès et à laquelle il pouvait donner expression chaque fois que le climat méditerranéen retrouvé le ramenait vers les temps " où les Dieux marchaient sur la terre sous forme humaine " » (François Gilot, 1946, Picasso et la Méditerranée retrouvée). Le plus souvent les personnages qu’il emprunte à l’Antiquité, tels le Minotaure ou le Faune, reviennent de façon récurrente dans son œuvre, occupant profondément son esprit. Par contre Ulysse reste un thème isolé, choisi semble-t-il grâce à Dor de la Souchère qui affirmait lui avoir suggéré un autre thème de l’Odyssée lié à Circée.

Autant les faunes, nymphes et centaures de l’été et automne 1946 évoquent bonheur et liberté partagés, inspirés par l’après-guerre, autant la rencontre d’Ulysse avec les sirènes noue une problématique profondément individuelle.

Il y a sans doute une part d’identification entre Picasso et Ulysse, dans cette scène riche en retentissements symboliques et psychologiques où s’opposent une masculinité passive, et une féminité à la fois menaçante et désirable.

Une autre particularité de l’œuvre est de représenter une scène complexe comportant un véritable développement narratif dans un raccourci saisissant.

Une source littéraire : Homère, L’Odyssée, Chant XII

Ulysse se trouve sur l’île d’Aiaié, chez la magicienne Circé. Elle l’avertit des dangers qu’il doit encore affronter avant son retour à Ithaque :

« Et l’auguste Circé alors m’adressa ces paroles : … " Toi, écoute tout ce que je vais te dire ; d’ailleurs un dieu même t’en fera souvenir. Tu arriveras d’abord chez les sirènes, dont la voix charme tout  homme qui vient vers elles. Si quelqu’un les approche sans être averti et les entend, jamais plus sa femme et ses petits-enfants ne se réunissent près de lui et ne fêtent son retour : le chant harmonieux des sirènes le captive. Elles résident dans une prairie, et tout à alentour le rivage est rempli des ossements de corps qui se décomposent ; sur les os la peau se dessèche. Passe sans t’arrêter. Pétris de la cire douce comme le miel et bouche les oreilles de tes compagnons, pour qu’aucun d’eux ne puisse entendre. Toi-même, écoute, si tu veux ; mais que sur ton vaisseau rapide on te lie les mains et les pieds, debout au pied du mât, que l’on t’y attache par des cordes, afin que tu goûtes le plaisir d’entendre la voix des sirènes. Et si tu pries et presses tes gens de te délier, qu’ils te serrent de liens encore plus nombreux…. ».

Il quitte Circé et transmet ces avertissements à ses compagnons. Ils atteignent l’île des sirènes :

« Ainsi, expliquant tout à mes compagnons, je les mis au courant. Cependant la nef solide arriva vite à l’île des sirènes, car un vent favorable qui nous épargnait toute peine hâtait sa marche. Alors le vent tomba aussitôt ; le calme régna sans un souffle ; une divinité endormit les flots. Mes gens s’étant levés roulèrent les voiles du vaisseau et les jetèrent au fond de la cale ; puis, s’asseyant devant les rames, ils faisaient blanchir l’eau avec leur sapin poli. Moi, avec le bronze aiguisé de mon épée, je taillais un grand gâteau de cire et j’en pétrissais les morceaux de mes mains vigoureuses. Aussitôt la cire s’amollissait sous la force puissante et l’éclat d’Hélios, le souverain fils d’Hypérion. A tous mes compagnons tour à tour je bouchais les oreilles. Eux, sur la nef, me lièrent tout ensemble les mains et les pieds ; j’étais debout au pied du mât auquel ils attachèrent les cordes. Assis, ils frappaient de leurs rames la mer grise d’écume. Quand nous ne fûmes plus qu’a une portée de voix, ils redoublèrent de vitesse, mais la nef qui bondissait sur les flots ne resta pas inaperçue des sirènes ; car elle passait tout près, et elles entonnèrent un chant harmonieux. " Allons viens ici, Ulysse, tant vanté, la gloire illustre des Archéens ; arrête ton vaisseau pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant ; car nous savons tout ce que dans la vaste Troade souffrirent Argiens et Troyens par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière". Elles chantèrent ainsi en lançant leur belle voix. Et moi, j’aspirais à les entendre, et j’ordonnais à mes compagnons de me délier, par un mouvement des sourcils ; mais, penchés sur les avirons ils ramaient, tandis que se levant aussitôt, Périmède et Eurylochos m’attachaient de liens plus nombreux et les serraient davantage. Puis dès qu’ils eurent passé les sirènes et que nous n’entendîmes plus leur voix ni leur chant, mes fidèles compagnons retirèrent la cire dont j’avais bouché leurs oreilles et me délivrèrent de mes liens. »

(Homère, L’Odyssée, traduction Médéric Dufour et Jeanne Raison, Ed. Garnier, 1965)

Ulysse et les sirènes dans l’histoire des arts visuels

Ce thème appartient donc au texte ou au chant avant d’appartenir aux arts plastiques. Cependant, plusieurs représentations antiques de ce thème nous sont parvenues, la plus connue étant celle d’un vase de céramique attique, un stamnos à figures rouges, vers 480-470 av. J.-C., conservé au British Museum.

Autres représentations antiques d’Ulysse et les sirènes :

Lécythe à fond blanc, fin VIe siècle av. J.-C, Musée national archéologique d’Athènes ; cratère en cloche à figures rouges, 330 av. J.-C., Staatliche museum de Berlin ; Urne funéraire, IIe-Ier siècle av. J.-C, Musée national étrusque, Volterra ; Fresque de Pompéi,  milieu du Ier siècle après J.-C, British Museum, Londres ; Mosaïque trouvée à Dougga, IIe siècle ap. J-C, Musée du Bardo, Tunis ; Plaque Campana en terre cuite, Ier -IIIe siècle ap. J.-C., Paris, Musée du Louvre.

Au Moyen Âge, à la Renaissance et à la période classique, le thème sera peu illustré :
Ulysse séduit par les sirènes dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, 1340-1350, enluminure, BNF ; Primatice, Ulysse affronte les sirènes et franchit Charybde et Scylla, Pour la galerie d’Ulysse à Fontainebleau, 1550 ; Alessandro Allori, Ulysse et les Sirènes, 1580, Palazzo Salviati, Florence.

Par contre au XIXe siècle, la scène inspirera, de nouveau, romantiques et orientalistes, puis surtout symbolistes :
William Etty, Les sirènes et Ulysse,1837, Manchester Art Gallery ; Victor Mottez, Ulysse et les sirènes, vers 1848, Musée des Beaux-arts de Nantes ; Leon Belly, Les Sirènes, 1867, musée de l'hôtel Sandelin, Saint-Omer ; Gustave Moreau , Les Sirènes, XIXe siècle, Musée Gustave Moreau, Paris ; John  William  Waterhouse, Ulysse et les sirènes, 1891, National Gallery of Victoria, Melbourne ; Herbert James Draper, Ulysse et les sirènes, 1909, Ferens Art Gallery, Kingston Upon Hull.

Analyse de l'œuvre

Picasso condense cette scène complexe et met en valeur ce qui lui paraît essentiel :

Ulysse

Le héros est l’élément central autour duquel tourne toute la composition : sa taille est importante, sa forme circulaire bien détachée est à son tour mise en valeur par la mandorle du bateau. Le cerne brun-rouge fait ressortir la couleur blanche du visage passée avec de rapides coups de pinceaux, qui confèrent une sorte d’agitation intérieure au personnage,

Du personnage, il ne montre que ce qui est le plus significatif. D’abord ce visage très pâle, où se lisent dans l’alchimie de quelques lignes le désir fou de rejoindre les sirènes et sa frustration : le sourcil suppliant, les yeux écarquillés. La bouche évoque étrangement un citron ou un oursin mais, telle un cri silencieux, elle renforce de façon remarquable l’expressivité du visage. Les oreilles sont démesurées, largement ouvertes puisque l’ouïe est le sens dans lequel tout l’être d’Ulysse est absorbé. Le corps enfin, inutile, ligoté au mat, semble avoir été recouvert de peinture : il s’agit de l’un des nombreux repentirs de l’œuvre.

Les sirènes

Elles sont deux.  L’une cernée de bleu, l’autre de brun, passant et repassant sous le bateau en chantant. Les éléments essentiels de leur iconographie habituelle sont respectés : queue de poisson, longue chevelure, féminité marquée par la poitrine. Toutefois les sirènes de la mythologie grecque n’étaient pas des femmes-poissons mais des femmes-oiseaux dont Picasso garde des bras ailés. Mais il transmue tous ces éléments pour en faire des personnages à la fois inquiétants et baroques, aux formes agressives.

Le visage triangulaire fait penser à un masque antique, obscur et menaçant, d’autant que les yeux, le nez et la bouche sont créés par des vides laissés dans la couleur ; sa forme aiguë et sombre s’oppose à la forme pleine et blanche du visage d’Ulysse.

Profondément liées à la mer, bleues elles-mêmes, chacune est posée sur une plage de couleur bleue. Assez classiquement, le mouvement de leur chevelure ­– l’une est traitée par des lignes, l’autre par une masse colorée ­– épouse celui des vagues ou du vent.

On retrouve cette identification formelle entre mer et sirène dans Le Cimetière marin de Paul Valéry (1922)  lorsqu’il évoque la Méditerranée :

« Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,

Qui te remords l'étincelante queue

Dans un tumulte au silence pareil » 

Le bateau

C’est un élément essentiel de la composition, affirmant la verticalité de l’œuvre.

Sa forme est celle d’un poisson, ce que souligne encore les rames-nageoires tandis que les oreilles d’Ulysse évoquent des dames de nage ; on retrouve la même condensation sémantique dans son œuvre de 1946 réalisée à Antibes, La Joie de vivre, mais aussi dans l’Antiquité grecque, où les navires portaient souvent des signes apotropaïques les identifiant à des animaux marins.

Ce navire figure aussi une mandorle entourant le visage d’Ulysse, apportant avec elle son symbolisme religieux (elles entourent  souvent les Christ en majesté au fronton des églises). Il évoque également un berceau, par sa forme mais surtout par la proportion entre sa taille et celle d’Ulysse.

Dans sa représentation, Picasso associe deux points de vue contradictoires ; l’un frontal, pour la voile et le mât, l’autre plongeant pour la coque : il privilégie ainsi des formes simples qui structurent l’œuvre. Les mêmes choix formels le conduisent à faire passer la voile sous la coque, de façon irréaliste : ainsi la forme verte de celle-ci ressort parfaitement, mettant à son tour en valeur le visage d’Ulysse.

La mer

Elle est omniprésente dans l’œuvre. Ulysse et les sirènes est une œuvre marine. Quoique Picasso ne figure pas les vagues, on sent une agitation des flots qui renforce l’effet dramatique, rendue par la diversité des bleus et verts, par les directions contrariées des formes colorées, mais surtout peut-être par la rapidité visible des coups de pinceaux.

Les montagnes

La frise de triangles blancs en haut de la composition témoigne de l’influence du lieu ou Picasso réalise cette peinture, Antibes et sa vue sur les montagnes enneigées.

Dans le même temps, les visages apparaissant dans ces montagnes nous ramènent dans le monde mystérieux du mythe, pouvant évoquer dieux, cyclope, chœur antique, ou plus vraisemblablement les compagnons d’Ulysse : contrairement à Ulysse, perdu dans le chant  des sirènes, ces visages sont privés d’oreilles, tels les marins assourdis par des bouchons de cire.

Composition formelle

Les couleurs

Dans cette représentation de l’Odyssée où la mer a tant d’importance, la couleur qui domine largement est le bleu, à travers différentes teintes mais aussi dans sa couleur secondaire, le vert. En contrepoint, Picasso utilise un brun rouge, par exemple pour faire ressortir le visage d’Ulysse.

Les formes

De même que Picasso choisit une gamme restreinte de couleurs, il va utiliser un petit nombre de formes simples : le triangle largement dominant, et le cercle. Certaines formes reviennent comme des leitmotivs. Il s’agit du chevron > ainsi que des petits cercles qui émaillent l’ensemble de la composition : Picasso a même souligné les trous de fixation des plaques en les entourant d’un cerne blanc.

Les lignes

Les lignes blanches qui animent le bas de la composition sont décoratives, donnant à la fois mouvement et structure, mais peuvent aussi faire penser aux ossements laissés par les victimes des sirènes, évoqués par Homère.

Bibliographie

Françoise Gilot, Carlton Lake. Vivre avec Picasso, 1964

A propos d’une visite au musée vers 1961 : « Le temps a également apporté des changements : dans Ulysse et les sirènes, les bleus ont foncé. On voit mieux maintenant la couche du dessous, probablement à cause de l’humidité. Quelques-unes des têtes qui avaient été peintes en bistre ont pâli, et le brun, dans la moitié inférieure de la peinture, est devenu plus foncé et moins gris qu’à l’origine. » (p.128)

« L’été suivant -1947 – nous étions à nouveau dans la maison de Monsieur Fort à Golfe-Juan, mais cette fois avec un bébé et une nurse, et Pablo ne pouvait travailler à la maison de manière suivie. Il retourna deux ou trois jours à Antibes pour y exécuter Ulysse et les sirènes. Le musée était devenu une sorte de musée Picasso, et il ne pouvait continuer à y travailler. La page était tournée. » (p.171)

Informations pratiques

Château Grimaldi, Place Mariejol 06600 Antibes
Horaires
Ouvert tous les jours sauf les lundis
Fermé le 1er janvier, le 1er mai, le 1er novembre et le 25 décembre
16 septembre - 14 juin : 10 h - 12 h / 14 h - 18 h
15 juin - 15 septembre : 10 h - 18 h Fermeture des caisses à 17 h 30
Nocturnes en juillet et août, le mercredi et le vendredi jusqu'à 20 h. Fermeture des caisses à 19 h 30

Informations pour les enseignants

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